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Rencontres 2024

Rencontre avec Arthur Keller

By 16 octobre 2024décembre 9th, 2024No Comments

Enjeux systémiques du XXIème siècle : pourquoi et comment organiser la résilience globale des territoires ?

Arthur Keller propose une approche systémique des principaux enjeux inédits auxquels l’humanité doit faire face. Ce faisant, il souligne les erreurs méthodologiques majeures qui sont commises dans la manière d’aborder ces enjeux et s’attache à réfuter certaines options fréquemment présentées comme des « solutions » et à pointer les limites des outils existants. Loin de s’en tenir au simple constat, il explique ce qu’il est encore possible d’entreprendre et propose une stratégie originale. Ainsi, les participants, qu’ils soient citoyens, élus, étudiants, chefs d’entreprise… en apprendront davantage sur les principes généraux de la systémique et bénéficieront de leviers actionnables immédiatement et collectivement, pour un futur plus résilient.

Comment avez-vous découvert la systémique et qu’a-t-elle changé pour vous ?

Je l’ai abordée en école d’ingénieurs, puis approfondie par mes propres moyens à l’époque. Mais dans une approche très ingénieur, via la dynamique des systèmes. Ensuite, j’ai travaillé pendant une petite dizaine d’années dans le monde de l’innovation et n’ai plus fait de systémique, sauf très ponctuellement… Mais durant ces années, j’ai été confronté à de nombreuses reprises à des malentendus, des dialogues de sourds avec des ingénieurs, innovateurs, entrepreneurs et patrons qui voulaient trouver des « solutions » aux grands problèmes de notre temps ou pensaient, pour certains, détenir une partie de la « solution ». Ce que je voyais, pour ma part, c’est qu’on avait la possibilité de résoudre quelques sous-problèmes spécifiques mais qu’on ne s’attaquait jamais à la cause racine, la façon dont notre système fonctionnait. Souvent, pour (essayer de) soulager un problème ici, on en aggrave d’autres ailleurs. Souvent aussi, les « solutions » sont annihilées par des effets de bord ou effets rebond non anticipés. Et au final, malgré toutes ces personnes convaincues d’être du côté de la « solution », la somme de nos problèmes ne fait qu’empirer. De plus en plus vite, globalement.

J’ai alors eu l’idée de me replonger dans la systémique. J’ai lu plusieurs livres, pris le temps de réanalyser les enjeux au prisme de l’analyse systémique. J’ai découvert d’autres écoles de pensée se réclamant de la systémique que la dynamique des systèmes – des approches différentes mais néanmoins convergentes et à maints égards complémentaires. La théorie des systèmes à la Jean-Louis Le Moigne, l’approche systémique de l’école de Palo Alto, la pensée complexe à la Edgar Morin notamment, et les méthodes théorisées et vulgarisées par Donella Meadows. J’ai ensuite mené mes propres travaux, en appliquant les principes fondamentaux de la systémique à l’analyse des grands enjeux de notre temps.

Ce que la systémique a changé pour moi : absolument tout. Ma vision des problèmes, des défis à relever, des vulnérabilités, des limites, des contraintes, de l’espace des possibles.

Ma vision du monde en somme, et, accessoirement, ma vision du rôle que je pouvais jouer et devais essayer de jouer. L’approche conventionnelle, réductionniste, des choses permet de comprendre certains sous-enjeux mais ne permet en aucun cas de capturer l’essentiel, car le monde est complexe et ne peut se décomposer en une somme de considérations simplifiées.

Qu’a-t-elle de différent par rapport à une approche multidimensionnelle des problèmes ?

Ça n’a pas grand-chose à voir, en réalité.

Le monde réel est complexe et requiert des méthodes de pensée capables d’embrasser la complexité sans recourir à des tronçonnages et des silotages. Avoir une approche multidimensionnelle des problèmes est un minimum.

L’approche monodisciplinaire, très généralisée dans le monde hélas, ne s’applique qu’à des problématiques techniques ou très limitées dans l’espace. Elle ne permet pas d’avoir une vue globale des enjeux cardinaux de notre temps et si on l’applique en politique pour en déduire des stratégies, cela engendre presque toujours des externalités négatives majeures.

L’approche multidimensionnelle, pour sa part, permet d’embrasser simultanément différentes problématiques et d’opérer de meilleurs arbitrages : on prend conscience que quand on agit à un endroit du système, même si c’est dans l’optique de résoudre un problème, cela crée ou exacerbe d’autres problèmes ailleurs : on réalise que les « solutions », à l’instar des problèmes, sont multifacettes et on commence à comprendre qu’il faut essayer de trouver les compromis éclairés les plus constructifs et les moins destructifs possible. Les réponses apportées aux défis sont plus complexes et moins évidentes que si l’on se contente de raisonner silo par silo, mais au bout du compte elles sont nettement plus pertinentes. Toutefois on ne résout pas tout : la plupart du temps, si l’on prend de la hauteur et qu’on dégage une vue d’ensemble non circonscrite à son propre périmètre d’influence, on réalise qu’on ne peut guère que limiter la casse. À l’exception de certains cas particuliers dans lesquels il est possible de résoudre simultanément plusieurs problèmes sans corollaires délétères, l’idée est ici de trouver l’optimisation multicritère la moins dommageable. En d’autres termes, il est rare qu’on puisse à la fois régler tous les problèmes : viser l’efficacité maximale d’un côté conduira à dégrader d’autres composantes de la situation globale ; en règle générale il vaut mieux entreprendre de tendre vers ce qu’on appelle un optimum de Pareto, c’est-à-dire une configuration où il est impossible d’améliorer un paramètre sans détériorer d’autres paramètres. Plutôt que de tendre vers l’efficacité maximale ici mais de nuire à l’efficacité là, voire d’occasionner des efficacités négatives, mieux vaut viser des niveaux d’efficacité légèrement inférieurs partout, mais optimums – par exemple 70-80 pour cent d’efficacité partout. Sauf cas particulier, c’est ce qu’on peut espérer de mieux avec une bonne approche multidimensionnelle, et c’est déjà infiniment mieux qu’une seule addition de démarches monodimensionnelles.

L’approche systémique, enfin, est totalement différente dans ses principes.

C’est une autre manière de penser, rien de moins, qui exige de déconstruire nombre de schémas de pensée presque universels, tenacement enracinés. On sort du paradigme linéaire cause-conséquence et de l’approche problème-solution.

Car les conséquences rétroagissent généralement, directement ou indirectement, sur les causes, et car les solutions engendrent leurs propres problèmes. On s’extrait donc des logiques linéaires et on cesse de courir comme des poulets sans tête derrière tous les problèmes du monde en espérant trouver autant de « solutions » ; on se concentre sur les dynamiques sous-jacentes, les principes organisateurs du système qui orientent les comportements, ainsi que les logiques d’interaction entre éléments du système. Il ne s’agit dès lors plus de chercher à isoler des problèmes au sein de sous-systèmes afin de les « résoudre », prenant le risque – élevé – de générer d’autres mécanismes contreproductifs, mais plutôt d’adopter une méthode d’analyse interactionniste et d’aspirer à identifier des leviers touchant aux règles explicites ou implicites qui déterminent la nature des interrelations au sein du système. Ces leviers peuvent être de natures différentes, plus ou moins efficaces selon les cas : en pratiquant la systémique, on réalise qu’il faut apprendre à jouer sur les codes culturels, sur les règles du jeu, sur la structure du système, sur les finalités collectives et sur les indicateurs et outils décisionnels correspondants, mais également sur les conventions et protocoles régissant les stocks et les flux d’énergie, de matières, d’informations, de capitaux et de personnes. En opérant de cette manière, on peut agir de façon nettement plus efficace et cohérente qu’en essayant de traiter de front tous les problèmes, qui ne sont jamais que des conséquences de dynamiques programmées au sein du système. Procéder de la sorte requiert toutefois un pas de côté conceptuel, méthodologique et comportemental significatif. Ce n’est plus difficile à faire, mais c’est plus difficile à visualiser, d’autant plus dans un monde habitué aux approches monodimensionnelle et multidimensionnelle, qui ignore ce qu’il ignore et n’a pas conscience de ses limites de son propre système de pensée et d’action. La plupart des acteurs du changement sont convaincus d’agir de façon efficace, et se montrent généralement réticents à admettre, même devant l’évidence des données officielles, l’inefficacité globale des approches qu’ils promeuvent. Cela s’additionne aux nombreuses résistances au changement qui entravent les remises en question les plus indispensables.

Vous avez déjà donné près de 300 conférences. Pouvez-vous nous citer des entreprises et/ou territoires qui ont des résultats grâce à l’approche systémique ?

Il y a là une erreur de compréhension, largement répandue, de ce qu’est et de ce que peut la systémique. Un certain nombre de principes de la systémique sont utiles pour concevoir des stratégies de transformation pertinentes et cohérentes, c’est exact ; cela permet d’éviter de ne faire que déplacer et transmuer les problèmes à l’intérieur du système sans finalement rien résoudre. Cela permet de structurer des changements de paradigme, et pas seulement des changements au sein du paradigme installé. Mais je ne connais pas un seul territoire qui ait compris, encore moins utilisé sur le terrain, la systémique pour orchestrer sa propre métamorphose. En effet, tant qu’on reste ancré dans le système dominant, il est virtuellement impossible de procéder à un basculement systémique. Sauf à se mettre en marge volontairement, on ne peut guère que tenter des ajustements voués à rester assez superficiels.

Ainsi donc, il est tragique de reconnaître qu’il n’existe pas, à ce jour, d’organisations ou de lieux ayant utilisé une approche réellement systémique et obtenu de la sorte des résultats tangibles. Certes, quelques collectifs ou collectivités ont réussi à enclencher des démarches intéressantes, pertinentes même, basées sur une appréhension multidimensionnelle des enjeux et sur des modes opératoires transversaux. C’est déjà très bien, largement plus judicieux. Au moins, l’on se donne une vraie chance de mettre en place des mutations cohérentes aux impacts globalement constructifs, en minimisant les risques d’effets secondaires néfastes.

Pour autant, à ce stade, la vraie systémique reste méconnue ou incomprise par la plupart des gens, décideurs inclus, qui utilisent de plus en plus fréquemment le mot mais presque toujours à mauvais escient, même si les intentions sont bonnes. On confond multidimensionnalité et systémique. La systémique est une discipline singulière, contre-intuitive à bien des égards, et si vous ne l’avez pas étudiée spécifiquement, alors mieux vaut éviter de manipuler le terme : vous éviterez ainsi de propager des abus de langage et de renforcer des stéréotypes injustifiés qui finissent par nuire à la vraie systémique. Cette dernière, pour qui la maîtrise, permet de comprendre voire de modéliser les principales forces, dynamiques et aussi résistances ou verrouillages au sein d’un système complexe. Elle ne permet pas de tout modéliser ou comprendre, mais on peut en dégager de grands principes déterminants, identifier les changements de comportement de tel ou tel élément du système si l’on joue de telle ou telle manière à tel ou tel endroit dudit système. La modélisation, même si elle est plus qualitative que quantitative, révèle différentes manières d’influer sur le comportement global du système ou sur les comportements particuliers de certaines catégories d’éléments constitutifs du système. D’une bonne analyse systémique des interactions au sein de ce système, l’on peut inférer les meilleurs leviers à actionner pour atteindre un objectif ou un autre. On peut rendre l’action nettement plus efficace, et réduire significativement le danger de l’échec. Par exemple, on peut voir ici les conclusions d’une étude publiée cette année qui conclut que sur 1500 politiques climatiques mises en œuvre dans 41 pays depuis les années 1990, seules 63 ont eu des résultats mesurables faute d’approche globale ambitieuse et cohérente.

Mais au-delà de l’analyse, qui permet de caractériser les enjeux d’une façon non simpliste et de hiérarchiser les leviers d’action par ordre de potentiel transformatif, il n’est pas toujours simple d’imaginer et de mettre en œuvre des stratégies efficaces dans le monde réel, car les leviers les plus impactants requièrent la plupart du temps des réinventions profondes en matière d’objectifs et de posture des parties prenantes impliquées. Avec des modifications substantielles de l’ordre établi des privilèges et des rapports de force. Pas simple, pour ne pas dire impossible si l’on raisonne à une échelle supralocale.

Pour ma part, hormis quelques circonstances sui generis, je n’utilise pas toute la puissance de la boîte à outils systémique pour penser ou implémenter des stratégies de transformation. Je me contente de respecter certains principes essentiels de cohérence transversale des démarches. En ce qui me concerne, la systémique sert surtout à déchiffrer, caractériser les enjeux, poser des constats globaux, puis à distinguer les approches effectives des fausses bonnes idées. Je n’en déduis pas les grands changements qu’il faut mettre en place : j’en déduis les grands changements qu’il faudrait mettre en place… si cela était (encore) possible. Or, étant donné les nombreux verrouillages et obstacles au changement, vu l’Everest que représentent les mutations fondamentales à accomplir, et sachant que la fenêtre de tir pour y parvenir se réduit d’ores et déjà comme peau de chagrin, ma conclusion personnelle est que les changements systémiques qu’il est nécessaire d’opérer pour éviter des ruptures majeures de continuité, des disruptions sociétales, ne se produiront qu’à la marge. Ce qui signifie que ces ruptures, ces disruptions, vont advenir, et que le système en place, non viable, va cesser de fonctionner. Dès lors, la systémique m’amène à penser qu’à l’issue d’une période turbulente de tensions grandissantes et de fissuration graduelle des piliers de nos modèles de société, il y aura des points de bascule chaotiques sans retour en arrière possible.

Certains penseurs ont élaboré des projets qui constitueraient de véritables révolutions paradigmatiques s’ils étaient réalisés. Je trouve beaucoup de concepts très utiles dans leurs réflexions, mais pour ma part je maintiens résolument un positionnement pragmatique. Ainsi, je ne cherche pas à échafauder des stratégies de transmutation systémique : si jamais j’y arrivais, comment diable imaginez-vous que je puisse alors en convaincre le monde entier et que cela puisse se déployer à large échelle dans un délai compatible avec les marges de manœuvre qu’il nous reste ? Il me semble plus lucide et plus opérationnalisable d’utiliser la systémique pour conclure que le changement systémique vital ne s’organisera pas – pas de façon suffisamment profonde, pas à la bonne échelle, pas dans le temps imparti. À partir de là, on arrête d’investir des ressources précieuses dans la poursuite d’objectifs inatteignables et l’on se concentre sur trois chantiers : premier chantier, travailler sur le système existant pour en minimiser les externalités négatives (limiter la casse) et en maximiser les externalités positives (et même régénératives, partout où c’est faisable) : la quasi intégralité des propositions qui sont sur la table aujourd’hui relèvent de ce premier chantier ; deuxième chantier, travailler à poser les fondations d’un nouveau système en se nourrissant des travaux des penseurs ayant planché sur d’autres modèles de société, en s’inspirant des principes de la systémique et en prenant en compte les nouvelles limites et contraintes dont nous informe la communauté scientifique : cela permet d’élaborer le socle de nouveaux modèles de vivre-ensemble et de façons inédites d’habiter la Terre qui soient enfin viables à long terme (car en phase avec les réalités biophysiques du monde) ; troisième chantier, travailler à développer la résilience des sociétés, a minima des territoires, face aux basculements qui vont se produire – pas ceux que nous aurions réussi à décider, planifier et piloter mais ceux que nous allons devoir affronter de force faute de savoir remettre en question les principes et règles fondamentaux suivant lesquels sont organisés nos modèles de société. C’est cette résilience collective qui nous permettra de passer d’un modèle de société à un autre, en essayant de faire en sorte que le nouveau ait pris le meilleur de l’ancien et renoncé au pire.

La question n’est donc pas : comment la systémique peut nous permettre de nous transformer ? Mais : étant donné que des bascules sont inévitables, comment se reconfigurer collectivement en amont de ces bascules pour être en capacité d’en faire des opportunités quand elles se produiront, et de donner alors une chance à des projets de société alternatifs dont nous aurons posé les bases préalablement.

Cela nécessite de co-construire des plans de secours sociétaux (leurs soubassements), de structurer des réseaux de territoires résilients face aux bouleversements systémiques qui se profilent, et de créer la possibilité d’une émergence opportuniste lorsque le naufrage se produira, par-delà le chaos. La crise sera dure, mais elle représente en réalité notre seule occasion concrète de mue systémique… si toutefois, et seulement si, nous réussissons à façonner d’ici là notre aptitude collective à proposer, quand le moment sera venu et que les gens seront enfin confrontés à la nécessité de la réinvention, une alternative crédible et inspirante qui parle à un maximum d’individus quel que soit leur profil. Cela exige de travailler dès aujourd’hui à différents niveaux simultanément… mais pour saisir tout ce que cela englobe, il faut assister à mes conférences et regarder quelques vidéos en ligne ! À vous de jouer…

Arthur keller est spécialiste des risques systémiques et des stratégies de résilience collective, il enseigne la systémique à l’école CentraleSupélec, forme des élus à la sécurité globale des territoires, conseille des collectivités et des agences publiques sur les stratégies de résilience territoriale face aux risques et délitements sociétaux en cours ou à venir. Sélectionné parmi une douzaine d’experts pour former les Services du Premier ministre français et auditionné par l’Assemblée nationale dans le cadre d’une mission parlementaire sur la résilience nationale, il a élaboré une stratégie permettant de se préparer collectivement pour pouvoir affronter dans la dignité les ruptures de continuité majeures qui se profilent.

En partenariat avec la communauté d’agglomération Grand Lac, Aix-les-Bains Riviera des Alpes et iDÉE Asso.

 

 

Photo : DR

La rencontre

Quand ?
Mercredi 13 novembre, 19 h

Où ?

Centre des Congrès, Aix-les-Bains

Combien ?

Entrée libre sur inscription